Urgence coronavirus: « Signes des Temps » et « quarantaine de notre ego »

Que devons-nous et pouvons-nous apprendre de moments comme celui-ci ?

Islamic World Analyzes propose ici quelques extraits d’un article publié le 20 mars sur le site d’information Mizane.info. L’article a été traduit en français par des membres de l’Institut des Hautes Etudes Islamiques à partir d’une version italienne publiée sur le site Sacrum et Polis, il sito del Centro Studi Metafisici, in memoriam René Guénon.

Yusuf Abd al-Hakim Carrara*

La situation à laquelle le monde se trouve actuellement confronté, suite à la propagation de la pandémie du coronavirus, risque de changer profondément les conditions concernant notre santé, mais aussi la vie elle-même dans son ensemble.

Sans pouvoir ni vouloir entrer dans le champ plus strictement médico-scientifique, ces conditions pourraient et devraient, cependant, amener à considérer d’autres aspects qui touchent l’être humain dans son intégralité, et qui ne peuvent manquer de conduire à une réflexion sur sa nature et son destin, dans une perspective que nous qualifions ici de « sacrée » et « principielle » par rapport à la société et au quotidien.

À mesure que la situation évolue, il est facile de voir combien la gravité liée à l’urgence sanitaire se répercute au-delà, multipliant les situations critiques dans tous les domaines ; les effets et les dommages sont susceptibles de devenir presque plus dangereux que la cause même qui les a engendrés.

Le monde ainsi conçu et construit s’est rendu compte qu’il est faible et vulnérable, et peut même être attaqué par un organisme microscopique.

De nombreuses certitudes vacillent ; pour beaucoup qui faisaient confiance à un avenir toujours meilleur, c’est un choc, et la quête d’une existence paisible, déjà souvent affectée par d’autres événements dramatiques, entre en crise.

Les événements planétaires semblent se produire et s’accumuler avec une accélération rarement observée.

Nous citons volontiers à cet égard les propos du pape François lorsqu’il affirme que, plus qu’une « époque de changement », nous assistons à un « changement d’époque ».

Cette observation semble rappeler à certains égards les considérations sur la « fin d’un monde » que l’on trouve dans l’œuvre de René Guénon, et sur le principe traditionnel des cycles cosmiques qui se succèdent au cours de la manifestation plus extérieure du Principe qui les crée.

L’humanité, dans la conception traditionnelle, ne se développe pas suivant une évolution linéaire et constante, mais à travers des cycles avec un début et une fin, au sein d’une Création qui se renouvelle à chaque instant, pour reprendre l’expression de certains maîtres musulmans, de sorte qu’au lieu de parler de la « fin du monde », il est plus juste de parler de la fin d’un monde.

En effet, s’il faut d’emblée laisser de côté – et sur certains sujets il est important de le préciser – les hypothèses catastrophistes et les millénarismes pseudo-apocalyptiques, nous ne pouvons éluder la situation sanitaire difficile qui s’est manifestée, en la décrivant de manière superficielle comme une simple anomalie accidentelle et unique en son genre.

L’homme religieux doit toujours être capable de saisir, au-dessus de la surface des choses directement visible, les « signes des temps » propres à telle ou telle phase de l’Histoire, ainsi que le niveau métahistorique.

(…)

Bien sûr, l’Histoire nous a enseigné et nous a habitués à des changements et des bouleversements constants ; cependant, comme René Guénon l’enseigne, l’Histoire ne se répète jamais égale à elle-même, car les possibilités de manifestation se succèdent sans cesse, et chaque événement ou phénomène a une correspondance temporelle précise qui lui est propre, liée à un moment cyclique donné.

Une observation que l’on pourrait faire est que, par le passé, les événements négatifs étaient vécus dans une perspective eschatologique et à la lumière de la foi.

L’homme croyait effectivement à des signes et des actes surnaturels, au sens vrai du terme.

Tout un chacun reconnaissait en son for intérieur le caractère sacré de la terre, qui était perçu en communion avec l’homme et le ciel, ce ciel qui, d’après les traditions extrêmes-orientales, réalise l’unité et fait le lien entre la dimension inférieure, horizontale, et la dimension supérieure, verticale.

De nos jours, tout est conçu d’un point de vue matérialiste et mécaniste qui nous rend incapable d’une conscience supérieure ; il semble ne plus y avoir de lumière ni de perspective.

La amâna, le dépôt sacré dont parle la tradition islamique, patrimoine spirituel confié par Dieu à l’homme qui n’en est que l’administrateur vicaire (khalîfa) sur terre, était encore présent dans les consciences lors des époques précédentes ; ce dépôt de confiance semble aujourd’hui avoir été « retiré », voire « disparu », les hommes l’ont remplacé par un progrès social, économique, technologique et scientifique indéniable, mais qui n’élimine pas pour autant les incertitudes, les peurs et les questions ultimes de l’être humain ; au contraire, il devient même une partie du problème.

(…)

Les mesures entreprises à juste titre face à une urgence si forte semblent cependant, là aussi, faire tomber de façon emblématique les derniers voiles, comme si l’homme n’était presque plus dans les conditions de mériter ce rattachement supérieur au monde de l’Esprit.

Ce qui se dévoile, c’est l’indifférence à l’égard des rites et des prières, vécus généralement comme des entraves inutiles, plutôt que comme d’authentiques moments d’ouverture et d’influence spirituelle dont on peut bénéficier communautairement.

Privée de cette dimension, l’affirmation d’un « individualisme absolu » et autosuffisant peut devenir un danger évident.

Il est important de souligner néanmoins, à l’opposé d’une telle attitude, que l’abstention des rites collectifs au profit d’une prière accomplie chez soi peut également représenter, dans les conditions actuelles, un « sacrifice » qui permet précisément de maintenir encore vif le « feu sacré ».

Ce sacrifice va de pair avec le devoir civique évoqué continuellement ces derniers jours, mais sa qualité est encore plus élevée.

(…)

Une approche bien plus intéressante du danger de cette maladie serait la vision authentiquement eschatologique, qui traite et comprend la « crise » comme une « révélation », c’est-à-dire comme une nouvelle possibilité de connaissance et de dévoilement.

C’est là d’ailleurs l’un des sens du terme « apocalypse », qui renvoie justement à l’idée de découvrir, d’ôter le voile. Et en effet, on pourrait peut-être utilement chercher à découvrir que la maladie d’aujourd’hui, comme d’ailleurs la peste du passé, ne doit pas être interprétée comme une catastrophe qui annihile la réalité des choses, leur vérité et leur stabilité.

Dans cette perspective, la maladie serait plutôt l’événement qui révèle au grand jour les mensonges et les illusions à l’œuvre jusqu’à présent, dans la conception de l’être humain, dans les rapports sociaux, dans la gestion de la vie et du monde, dont la réalité authentique est voilée au regard négligent de l’homme lui-même, trop occupé et saisi qu’il est par les mille questions de la « vie ordinaire ».

Ainsi la maladie, à l’instar du déséquilibre et de l’insécurité inhérente à toute crise, pourrait-elle être interprétée comme ce « vide » apparent et non ordinaire, mais qui peut être en mesure de dévoiler à notre conscience intérieure cette autre petitesse qui rend aride, anonyme et stérile, à cause de sa « chute », l’âme humaine, ainsi que ses rapports, et sa façon d’habiter le réel.

(…)

Nous voudrions faire remarquer, soit dit en passant, que la difficulté et le danger de la situation sont tels parce que tout cela arrive à présent ici, dans notre monde occidental moderne ; c’est nous à présent qui sommes directement attaqués.

Pourtant, ce genre d’urgences est, depuis des décennies, le lot dramatique de régions entières du monde ; c’est notre myopie euro-centriste qui nous les fait voir marginalement.

Il semble que, pour apprendre, l’homme soi-disant « évolué » doit forcément faire l’expérience des choses à travers des signes qui se manifestent dans toute leur force.

(…)

La tradition islamique invite à « s’agripper à la corde de Dieu », ce qui n’est pas sans rappeler cet Axe vertical qui relie la Terre au Ciel, le rayon qui nous unit au Centre, révélant le sens véritable de cette existence, ou, plus exactement, rendant possible l’existence même.

Aborder la réalité dans son authentique vérité : c’est la seule perspective qui s’avère utile, croyons-nous, pour surmonter les épreuves qui nous sont données en cette vie, en ce monde et pour l’Autre.

 

* Vice-président de la Communauté Religieuse Islamique Italienne (Co.Re.Is.

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